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Pyongyang – Rêverie sous l’uniforme

“Le trafic, devant tes yeux, défile, mais n’existe pas, n’existe pas…”

Traffic Girl – Indochine

Voici la bande-son de ce billet qui n’est, au passage, qu’une fiction. J’ai pu visiter Pyongyang en 2013 mais ce texte a été écrit plus tard.

Il est quatre heures dans la nuit noire quand, calmement, Pang éteint le réveil d’un doigt. Il est toujours quatre heures quand elle fait ça. Il fait toujours nuit, elle a toujours froid quand elle cherche les allumettes. A la lueur maussade de sa bougie, elle pose un oeil sur le miroir et l’autre sur l’uniforme. Bleu canard, un peu court, gros feutre, naphtaline et boutons, tous recousus un jour ou l’autre. Pang a 22 ans. Elle essaye de sourire parce qu’elle se sait étoile d’un instant. Si elle se trouve nue, devant cet uniforme, une bougie à la main, c’est parce qu’elle a été choisie. Pour la fermeté de ses cuisses et de ses pommettes, pour l’absence évidente d’alliance sur ses doigts, pour l’exemplarité de son teint. Abasourdie, éteinte, elle enfile ses collants, cherche le veston, souffle en silence sur la flamme, au milieu de la pièce encore lourde de sommeil.

Dans la rue, Pang frissonne. son immeuble se fond dans les lignes des autres. Pyongyang sommeil encore mais Pang distingue les premières bougies de femmes derrière les vitres. Comme une machine bien réglée mais essoufflée, elle suit ses pas de la veille jusqu’au bureau. De l’autre côté, de jeunes soldats allument une cigarette. Comme elle aimerait remplir de fumée ses poumons et même son estomac vide. Mais les étoiles ne fument pas. Mangent-elles seulement?

Les gants. La poudre pâle sur ses joues. Le képi. Et les ordres, surtout. Pang glisse doucement sur les rails de la routine en uniforme. Autour d’elle les autres filles aussi semblent loin, dissimulées derrière leur fierté d’être là. Dans la rue, une goutte de jour lave peu à peu les murs de l’avenue où Pang est parachutée. Cernée de portraits de leaders, certains proches, d’autres lointains, omniscients et reproduits jusque sur son coeur. Elle soupire. Elle prend calmement son rôle dans l’immobilité. Elle repère, sur le macadam, ses traces, ses lieux, et poste consciencieusement ses petits pieds perpendiculairement à la route. L’air est frais, personne n’a encore frotté ses phares contre ses paupières fatiguées. Mais Pang n’a pas le droit de bâiller. Il faut sourire, même dans le noir.

***

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Une parmi d’autres, au croisement…

“ – Tu dois être brave”, énonce la mère de Pang en posant du riz et une assiette de kimchi sur la petite table familiale. Mais Pang n’écoute pas. Elle sent, le long de ses vertèbres, le poids d’un jour immobile et froid. Derrière la vitre, elle écrase une larme et ravale un peu plus bas cette envie de délicatement, se décoller de l’uniforme, et s’envoler, nue, vers autre chose. Autre part. Où elle ne flotterait pas entre le regard de Yoon, le responsable de sa division, et celui de ses parents. Où elle pourrait oser dire : “Allons, faisons, tentons” aux autres filles. Mais il y a l’argent. Les petits qui mastiquent leur riz sans savoir d’où il vient. Ils s’en foutent : il est là. Il y a cet honneur sale et imposé. Tu as réussi. Tu es l’image, tu es l’icône, la seule étoile. Parfois, de l’autre côté de la rue, un groupe d’Européens s’arrête, et, après le hochement de tête du guide, sortent leurs objectifs et la photographient tranquillement. Ils ne savent pas qui elle est. Ils ne savent pas qu’elle est là depuis que le jour a daigné se montrer et qu’elle ne souhaite qu’une chose : qu’il disparaisse. Au moins, les nuits sont les siennes. Un jour, on lui a glissé un petit livre sous le paquet de riz qui constituerait son déjeuner. Jour de terreur. Dans le bas de son dos, sous la ceinture, le livre avait été caché. Des heures durant, elle s’était tenue plus droite que d’habitude et avait récupéré l’ouvrage humide de sueur une fois à l’ombre de l’escalier de son immeuble. C’était un roman. Elle ne connaissait ni l’auteur ni le titre : juste l’alphabet. Ces quelques pages viennent de Corée du Sud et valent de l’or ici. Combien de femmes l’ont lu, dans l’intimité d’un bout de bougie? Amèrement, Pang espère qu’elle ne sera pas la dernière. Elle a peur. Si quelqu’un trouve, sous son matelas, ce petit livre, elle pourrait être accusée de tout. Ou au moins perdre son poste et balayer, dans sa chute, l’honneur de sa famille. Mais quelle douceur. Attendre que les petits tombent lourdement dans le sommeil, et là, glisser le livre sous la couverture. Savourer lentement chaque page qui se tourne, rejouer, sur le bitume, les récits de la nuit, et laisser le temps couler jusqu’à l’heure noire où soudain, une petite flamme jaillissait dans la sombre Pyongyang. Malheureusement, ce premier livre ne faisait que 356 pages. Rendre le volume avait été une tout autre aventure que Pang avait haïe autant qu’elle l’avait adorée. Quand elle n’avait pas de livre, elle passait cette heure de bougie à dessiner, observer les visages assoupis de ses frères, se sentir là. Qu’importe. Cette heure était la sienne. Elle ne pouvait durer plus : la bougie disparaissait, et, à quatre heures, le réveil sonnerait.

***

Sous les pieds de la traffic girl...
Sous les pieds de la traffic girl…

La rue. Si large, si longiligne, elle trace dans la vie de Pang une limite claire, une marche à suivre, un horizon à fixer quand bien même. Pang s’imagine marcher le long de cette route sans ne jamais s’arrêter. Combien de temps continuera-t-elle sans flancher contre un mur ? Sans, soudain, sentir le bras d’un officier autour de sa gorge, l’autre enserrant ses poignets ? Alors Pang imagine. Il y a son croisement, où elle officie depuis plusieurs mois. C’est suffisant pour déjà reconnaître les véhicules : il y en a si peu. Des hommes en costumes, d’autres à képi. Quelques femmes chic, l’un ou l’autre camion, parfois. Aucun sourire. Sauf parfois quand un cycliste attrape son regard et hoche discrètement la tête. Mais l’instant d’après, il n’est déjà plus là. Au delà du cycliste qui disparaît, la route s’efface. Ce côté, elle le connaît : au bout, il y a le stade, il y a sa rue. Mais de l’autre ? Sans doute rien de mieux. Peut-être pire. Rien d’inquiétant, lui dicte sa confiance : ils ont tout pris en main. Ils savent. Ils savent mieux que toi, du moins, ils savent que tu n’as pas besoin d’aller là bas. Là bas, il y a simplement une autre fille qui aiguille les lentes voitures. Elle aussi se demande ce qui se joue plus loin : mais il n’y a rien. Rien que des routes avec des filles en bleu. Tu sais bien que si nous fonctionnons ainsi, c’est que chacun s’occupe de son croisement, de son atelier, de son outil, pour le bien de tous. Ce qui disparaissent l’ont simplement oublié.

Sous son air de blog voyage, cet espace me permet d’expérimenter une forme d’écriture un peu différente de ce que j’ai l’habitude de faire. Ici, juste du ressenti, des émotions, des moments. Si vous voulez me faire un bisou, vous pouvez écrire à rita@ritasenva.fr.

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