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Trains de nuit, mots de jour

            Juste avant minuit, le premier train nocturne de ma vie s’est avancé sur un quai moscovite. Le froid se faisait oublier sous le poids de mon sac à dos. Il était là, brillant et tranquille, et déjà, les autres ne comptaient plus. Tous les Corail et autres TER fondaient sous la facture imposante de ce beau Transsibérien qui allait m’emmener dans la nuit. A bord, dans le néon jaune du train vert, on éteint la lumière pour contempler les derniers feux moscovites. C’est la première fois. Je pleure. J’imagine que je ne m’endormirai jamais. Mais à peine allongée, la torpeur rythmée du rail me prend et m’emmène. Comme un skipper, je dors quelques heures, et j’émerge pour jeter un oeil dehors. Une ville. Des sapins. Un quai de gare. Soudain, un drôle de bruit de cloches fait trembler le compartiment. Sous le wagon, des hommes tambourinent contre les essieux pour en chasser le gel.

IMG_8819Des voyageurs montent : je tends l’oreille. Ils tirent leur valise dans l’étroit couloir mais ne s’arrêtent pas. Et le roulement reprend. Je suis aux aguets et puis je perds pied. Le matin, tout a changé. C’est plus blanc. Plus épais. Les immeubles de béton ont été balayés par les isbas de bois. On se réjouit de commencer la nuit suivante, après une journée en pyjama à cancaner avec la voisine qui ne comprend, en plus du russe, que quelques mots d’allemand. Qui suffisent. Dans le train, on se sent comme quand on dormait chez sa grand-mère, petit : on n’est pas chez soi mais on est quand même bien.

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La prodvinista, un peu bourrue, propose du thé d’un oeil gêné. Elle n’aime pas cette gaieté enfantine, ces gens qui vivent leurs premières nuits ferroviaires quand elle n’arrive plus à dormir dans un lit immobile. Elle s’appelle Vera. La nuit, quand elle n’est pas de service, elle regarde des séries sur un petit ordinateur. Mais elle laisse sa porte entrouverte, au cas où. Dans un coin du crâne, je garde les vers de Cendrars, passé par là, dit-il, cent ans plus tôt.

“Moi j’étais au piano et c’est tout ce que je vis
Quand on voyage on devrait fermer les yeux
Dormir
J’aurais tant voulu dormir
Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur
Et je reconnais tous les trains au bruit qu’ils font”.

Ce sont ces mots qui m’ont mis sur les rails. Et cette nuit de février, sur le quai noir et blanc de la gare de Novossibirsk, c’était peut-être le poète. Je ne sais pas : il faisait noir.

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La Chine au bout des rails

Un soir, je m’endors méchamment à la frontière sino-mongole après des contrôles douaniers trop sévères à mon goût de naïve européenne. Impatiente, je scrute cette dernière ville mongole qui me fend le coeur. De basses tours, toutes pareilles les unes aux autres, piètrement éclairées par les écrans de télévision. Le raffut de la gare. Je ne fais que passer et j’ai de la chance. La nuit est longue et l’air manque dans le compartiment. Le souffle chaud du radiateur tombe directement dans mes cheveux et contre mon dos, dans le compartiment voisin, ça ronfle. A l’aube, pourtant, c’est la Chine qui arrive. Il y a des hauts immeubles tout autour de nous, des camions qui déchargent des tonnes de marchandises, les gens sont levés, déjà, s’activent sur leurs vélos et ne perdent pas un instant. Sonnée, je cligne des yeux et je ne comprends pas : où est la Mongolie désertique et lunaire traversée hier, jusque dans l’obscurité ? C’était seulement mon premier train de nuit chinois et je ne le savais pas encore.

Au Vietnam, j’ai le sentiment de tromper mes trains russes et chinois avec des bus nocturnes pimpants. Mais rien n’est pareil. La lumière est froide, le son strident, et la quarantaine de paires de pieds libérés de leurs carcans ternissent l’air de l’immense autobus. Tout au fond du couloir, j’attends le sommeil durant tout le trajet. Sans la régularité des rails et le silence de la neige, la confiance est partie. Les ronflements des voisins ne la ramèneront pas. Au matin, tout le monde descend avec un mauvais goût dans la bouche et l’envie d’être un peu seul. Je songe avec envie au prochain train de nuit, à ces inconnus en pyjama à qui je sourirai en remplissant ma tasse d’eau bouillante, avant d’aller voir les lumières défiler dehors.

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De ces nuits ferroviaires, je retiendrai l’étrange impression d’être un corps endormi parmi soixante autres, rangés six par six, dans des alvéoles étroites et vertigineuses, et ces heures passées à observer les vies des autres. Les rituels. Les grignotages. Les précieux, les sales, les bavards, les fumeurs. On ne peut pas toujours se parler, mais on peut se sourire et faire un clin d’oeil quand on ose enlever ses chaussettes. Parfois, la rencontre naît. Sous les habits amples et confortables que l’on s’autorise, d’un accord tacite, à porter dans le train, on découvre un riche entrepreneur, une grand-mère mélancolique  et en face, un survivant d’un crash. Plus loin, peut-être, une danseuse étoile. Nul ne sait.  L’espace d’une nuit, on se dort tous un peu les uns sur les autres, sympathiquement, parce qu’on sait qu’au matin on bourrera tout dans un sac avant de toucher terre.

Sous son air de blog voyage, cet espace me permet d’expérimenter une forme d’écriture un peu différente de ce que j’ai l’habitude de faire. Ici, juste du ressenti, des émotions, des moments. Si vous voulez me faire un bisou, vous pouvez écrire à rita@ritasenva.fr.

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